INTERVIEW. « Le regard du compositeur pour moi est beaucoup plus important que le regard du technicien » : Mohamed Abozekry refuse l’étiquette de jeune prodige qu’on lui colle trop facilement et prouve avec « Ring Road » qu’il est également un compositeur abouti. Retour avec Ustaza à Paris sur quelques points clés d’une carrière plus riche et plus longue que son âge ne le laisse deviner. Concert le 12 mars 2015 au Café de la Danse (XIe). Gagnez vos places avec Ustaza à Paris !
La « Maison du Luth Arabe » du Caire, peu connue du grand public en France, est pourtant une institution chez les musiciens depuis sa création par le oudiste irakien Naseer Shamma en 1999. Dire que tu as grandi dedans serait un euphémisme…
J’ai été élevé à la Maison du Luth Arabe en effet ! Arrivé depuis peu en Egypte, Naseer Shamma faisait le tour des plateaux télévisés pour promouvoir l’institution qu’il venait de créer. J’avais commencé le oud un an auparavant, à 10 ans, et à 11 ans, attiré par cette star du milieu j’ai voulu postuler à l’institut. Naseer Shamma m’a reçu en entretien alors que les cours étaient réservés aux adolescents et aux adultes, et m’a pris à titre d’expérimentation !
Au fur et à mesure de ton apprentissage du oud, comment t’es-tu situé par rapport aux maîtres historiques et contemporains de cet instrument ?
J’ai avant tout été beaucoup influencé par mes professeurs Nehad El Sayed et Hazem Shaheen, qui m’ont beaucoup marqué. Le dernier en particulier est pour moi l’un des plus grands joueurs de oud, que je respecte énormément. Il était l’élève de Abdo Dagher, un des piliers de l’école traditionnelle égyptienne empreinte de la culture du Nil. En parallèle, Naseer Shamma a développé une véritable école moderne de oud dans le sillage de son maître Mounir Bashir, enrichie de master class d’autres grands musiciens comme Saïd Chraibi le « papa » du oud maghrébin. Le génie de Shamma a été de jouer sur sa notoriété pour faire venir élèves et musiciens issus ou non du monde arabe et de créer au fil des rencontres un véritable laboratoire. C’est pour cela je pense que cette école a pu former autant de musiciens reconnus aujourd’hui, comme Mustafa Saïd, ou Tarek Abdallah. J’y ai appris des langages particuliers qui vont au-delà de la pratique de l’instrument.
Ton propre langage musical est influencé par d’autres styles qui dépassent la musique arabe. Quels sont-ils ?
J’ai toujours été marqué par le flamenco, qui est le style le plus proche d’un point de vue mélodique de la musique orientale. L’Histoire nous a donné beaucoup de modes en commun, ce qui se remarque lorsqu’on écoute Paco de Lucia par exemple. Avant de venir en France j’ai fait beaucoup d’expérimentation, notamment avec mon ami tunisien Basem Al Yousfi sur du Bach ou du Mozart ; c’était une manière de se roder avant de se lancer dans la composition. Cette période au Caire m’a permis de me situer en tant que oudiste, puis via le flamenco et le jazz j’ai découvert d’autres univers musicaux. J’ai commencé à travailler sur mes projets et eu envie de partir pour apprendre l’harmonie et la théorie musicale occidentale.
Nouvel environnement, nouveau style, nouvelle école donc…
Arrivé à Lyon après mon baccalauréat en 2009 pour entamer un cursus de musicologie le changement a été radical. En effet je ne connaissais rien à la musique « classique » à l’européenne ; j’ai fait ma licence en cinq ans au lieu de trois tant j’avais à coeur de maîtriser l’harmonie le mieux possible ! « Chaos », mon premier album sorti il y a deux ans avec le groupe Heejaz porte en lui la mémoire de cette période.
Après « Chaos » sorti en 2013, « Ring Road » (dans les bacs depuis le 24 février 2015) prend un tournant encore plus jazz. Quelle étape représente-t-il dans ton parcours ?
Le public reconnait désormais ma manière de jouer. Il s’agissait cependant éviter l’image de technicien dans ce deuxième album où j’ai voulu montrer que mon imaginaire de compositeur dépassait la virtuosité de l’interprétation. Pour ce faire je me suis appuyé sur ce nouveau bagage théorique acquis à Lyon ainsi que sur les influences glanées au cours de la tournée en Amérique Latine de Heejaz en 2011. Grâce au jazz, le compositeur que je suis pousse le joueur en moi toujours plus loin, notamment en adaptant au oud le slap de la basse. Ainsi pour « Ring Road » et la version « extended » de Heejaz le piano et le saxophone ont remplacé la guitare. J’ai étalé les harmonies de jazz et suis allé vers un langage inconnu, toujours dans cette passion de l’expérimentation. Il y a toujours malgré tout une patte orientale cachée quelque part. J’ai vécu la signature de cet album chez Harmonia Mundi comme une reconnaissance musicale qui m’a confirmé que nous étions dans la bonne direction. Un tel aval est d’autant plus nécessaire qu’à force d’expérimenter nous courrons le risque de nous perdre musicalement.
Avec Heejaz Extended et « Ring Road », tu offres au oud un nouveau langage…
Je ne suis pas venu en France en tant qu’ambassadeur du oud mais en tant qu’ambassadeur de mon propre travail ! Alors évidemment je cherche mon propre langage comme tout musicien. A l’instar de Dhafer Youssef ou de Mounir Bashir je ne veux pas faire d’album de oud mais des albums où il y a du oud, c’est toute la différence. Après des années de jazz cependant la musique orientale me manque et je travaille actuellement sur un projet dans ce domaine parallèlement au groupe. Mais l’expérience de Heejaz nous a tous beaucoup appris, notamment dans la recherche de territoires communs. Par exemple j’ai pu comprendre qu’un mode bayyati (mode instrumental au oud) pouvait tout à fait s’accommoder d’un mode pentatonique en mineur occidental si je retirai le 7e temps. C’est de l’alchimie ! Au final nous faisons une musique métissée qui doit avant tout posséder une identité propre et avoir quelque chose à dire pour fonctionner face au public.
Si beaucoup d’excellents artistes sont originaires d’Egypte l’industrie musicale égyptienne souffre d’un manque de moyens et d’initiatives criant, qu’en penses-tu ?
Les graves problèmes économiques que traverse actuellement l’Egypte se reflètent sur la production culturelle. Beaucoup de musiciens égyptiens partent désormais travailler à l’étranger, notamment dans le Golfe où l’industrie musicale est florissante. Ils se retrouvent à travailler sur des traditions musicales étrangères au détriment de la leur, qui ne se développe plus. Il y a encore quelques décennies le Ministère de la culture multipliait les résidences artistiques de sorte que si seulement une partie de projets étaient de qualité ils contribuaient pleinement au rayonnement culturel de l’Egypte dans le monde arabe et au-delà. Maintenant, mis à part quelques initiatives personnelles sporadiques il y n’y a plus d’incitation à la création, et nous commençons à en payer le prix. En France la remise en cause du statut d’intermittent risque de changer la scène culturelle, et les résultats se feront sentir dans dix ans.
Pour finir, quelques mots sur le Nile Project dont tu fais partie ?
Le Nile Project est un projet ambitieux qui rassemble des musiciens des 11 pays que traverse le Nil (Egypte, Soudan, Soudan du Sud, Ethiopie, Rwanda, Ouganda, Kenya, Tanzanie, Burundi, RDC et Erythrée). Créé par Mina Girgis et Meklit Hadero, il promeut également une prise de conscience environnementale sur cette ressource commune. J’en fait partie depuis le début grâce à Hazem Shaheen et ai composé deux morceaux. Je suis en tournée avec eux depuis deux mois aux Etats-Unis, et suis venu à Paris en coup de vent présenter « Ring Road », avant de repartir pour deux mois de tournée !
Propos recueillis par Coline Houssais.