Ustaza à Paris

L'Agenda culturel arabe – باريس عاصمة العروبة

Ustaza rencontre…Dorsaf Hamdani, chanteuse.

INTERVIEW. La chanteuse tunisienne s’est fait connaître par ses interprétations sans failles du répertoire arabe classique ainsi que par ses incursions du côté du chant iranien. Avec « Barbara – Fayrouz » elle s’attaque à la chanson française et fait dialoguer deux icônes de la musique. Ustaza à Paris l’a rencontré en amont de son concert à l’Alhambra vendredi 6 février dans le cadre du festival Au Fil Des Voix.

Dorsaf Hamdani 4 - Credits Brounch

Barbara, Fayrouz…pourquoi avoir choisi ces deux interprètes aux personnalités très fortes pour ce premier album trans-méditerranéen ?

L’idée de l’album vient du désir partagé de l’Institut Français de Tunis et d’Accords Croisés (mon producteur) de développer un projet musical qui serait un pont entre la culture française et la culture arabe. Le défi était de taille, d’autant plus que les deux traditions musicales sont radicalement différentes et que je me suis avant tout spécialisée dans la musique arabe classique, qui obéit à des codes très particuliers. Le choix de Fayrouz s’est imposé assez naturellement, car j’avais déjà travaillé sur son répertoire dans Princesses du chant arabe, mon précédent album. Les choses se sont passées différemment pour Barbara : c’est une icône de la chanson française dont l’héritage n’a pas autant été exploité que d’autres artistes, comme Edith Piaf par exemple. Avec mon côté tête brûlée, j’ai tout de même décidé d’explorer ce registre que je ne maîtrisais pas, par curiosité et par défi. Tout le monde s’est enflammé à l’idée de confronter Barbara à Fayrouz, et il a fallu se mettre au travail !

Un travail minutieux de recherche et de documentation a alors commencé -à mon grand bonheur-, couplé à l’excitation de faire naître un projet ex nihilo. Alors que je n’avais jamais été attirée par Barbara (un album acheté sur l’injonction de ma soeur totalement fan de la chanteuse hibernait sagement dans un tiroir depuis quelques années), la redécouvrir m’a fait l’effet d’une bombe et sa pertinence s’est imposée comme une évidence. A force de déblayer et de décortiquer chaque chanson j’ai fini par trouver des terrains d’entente ainsi que beaucoup de points communs entre les deux artistes : l’apparence physique et la présence scénique tout d’abord, délicate et réservée, les sujets abordés ou l’engagement de chacune dans les causes qu’elles avaient à coeur de chanter.

L’un des atouts majeurs de « Barbara Fayrouz » réside dans la délicatesse et la chaleur sobre de ses arrangements ; comment êtes-vous parvenue à ce résultat ?

Daniel Mille (le directeur artistique) a un vécu artistique étonnant extrêmement riche dans lequel j’ai pu me retrouver. Forts de nos expériences respectives, nous tendons tous deux vers le dépouillement. Partant de ce postulat, nous avons oeuvré à enlever ce qui nous paraissait superflu dans les arrangements et l’interprétation des chansons que nous avions choisi : les trémolos, les orchestres, les introductions à n’en plus finir…Les autres musiciens -notamment Lucien, lguitariste et ossature de l’album- ont également constitué une force de proposition fondamentale et le résultat est un véritable travail d’équipe issu du vécu de chacun.

Comment s’est opéré le passage d’un registre lyrique à un autre ?

J’adore la chanson occidentale que je pratique régulièrement pour le plaisir. De plus, la chanson française a toujours eu une place de choix dans la culture tunisienne ; c’est le summum du classicisme et du romantisme, un symbole d’une époque révolue dont nos parents et grand-parents nous ont transmis la nostalgie. Ainsi lorsque je me produis en Tunisie le public me demande toujours du Piaf ou du Portuondo et aiment cette Dorsaf colorée à la palette plus large qu’ils ne connaissent pas forcément. Je n’ai donc pas eu beaucoup de mal à me retrouver dans le répertoire occidental, bien qu’il m’ait fallu énormément travailler pour m’approprier vocalement le répertoire français : je ne voulais pas ressembler à une Française qui reprend Barbara mais rester au contraire moi-même, sans non plus pêcher au niveau de la prononciation. Dans cette tâche ardue, seule puis avec les musiciens j’ai tâché de capter ce spleen typiquement français de Barbara.

Cet album marque-t-il un nouveau tournant dans votre travail ?

Oh oui (rires) ! Il y aura définitivement un avant et un après. L’idée était de sortir Dorsaf Hamdani de son répertoire classique arabe daté dans le temps. Il fallait pour cela trouver la passerelle permettant d’annoncer mon propre répertoire et d’amorcer une nouvelle étape dans mon développement artistique. Ce qui était au départ une volonté de mon producteur de faire connaître auprès d’un public tunisien des projets musicaux de compatriotes connus davantage en France qu’en Tunisie est devenu une véritable révolution dans mon approche de la musique.

Quels sont vos projets, les territoires que vous aimeriez explorer ?

Mon prochain album va se situer dans la même lignée que Barbara-Fayrouz, à la différence qu’il s’agira de mes propres chansons. Je compte effectuer une résidence avec un arrangeur ou un compositeur pour créer mon propre répertoire. Encore un nouveau défi, plus difficile cette fois-ci ! J’ai d’ores et déjà écrit plusieurs chansons très intimes, en lien avec mon histoire et mon vécu. J’ai utilisé principalement l’arabe tunisien, mais il y aura des chansons mâtinées de français. En effet, j’aimerais représenter en France et dans le reste du monde quelque chose de très important à mes yeux qui est notre appropriation de la langue française. Contrairement à d’autres pays de la région, notre dialecte est véritablement franco-arabe ; le français fait partie de notre vie de tous les jours, quel que soit le niveau social -surtout dans les villes-. Je veux jouer sur ces mots français qui sont ainsi totalement intégrés dans le tunisien et évoluent indépendamment de leur langue d’origine, comme « cayass » par exemple, qui veut dire la route (du français caillasse, ndU). J’adore aussi la poésie de Mahmoud Darwish, dont la profondeur n’est pas assez exploitée sur la scène musicale en France, et compte reprendre un de ses poèmes en arabe classique.

Les influences musicales de mon prochain album -très acoustique comme mes albums précédents- seront multiples : je veux travailler sur des ambiances plutôt que de faire des choses estampillées de tel ou tel cachet. J’aimerais par exemple me pencher sur les rythmes et sonorités du stambeli par exemple, musique traditionnelle tunisienne peu valorisée dans la musique actuelle.

Dorsaf Hamdani 2-  Credits Brounch

En quoi votre formation de musicologue influence votre travail d’interprète ?

Quoiqu’on en dise, dans la musique le don et l’émotion sont une chose, et le savoir une autre. L’ethnomusicologie, la psychomusicologie, la sociologie ont enrichi ma vision musicale. Désormais il n’y a pas une discipline qui ne m’est pas utile, c’est ma devise. Même lorsque je fais les devoirs à mon fils j’apprends quelque chose ! Ma formation m’a beaucoup aidé dans mes collaborations avec d’autres musiciens, notamment iraniens car elle m’a appris à être à l’écoute de la musique et réceptive à la culture de l’autre. Ecouter et retranscrire pendant des heures des chansons pygmées s’est finalement avéré utile !

Quel regard posez-vous sur l’évolution de la musique arabe ces vingt dernières années ?

A mon sens la musique arabe est animée par une double dynamique : la chute terrible de la musique classique et le dynamisme incroyable -et parfois incompris- de la musique underground. En effet la musique arabe savante perd de sa crédibilité devant les expérimentations menées par les chanteurs du mouvement alternatif, notamment dans le sillon du printemps arabe. Le public arabe est encore divisé en deux : d’un côté les jeunes qui apprécient énormément le dynamisme et l’audace de cette nouvelle génération d’artistes et de l’autre une partie importante de la population qui la rejette. Je pense qu’il faudra des années d’éveil et d’éducation aux différents genres musicaux pour que tout le monde puisse préférer tel ou tel style tout en acceptant que le reste existe. Ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui.

En tant que chanteuse cataloguée « classique » je suis confrontée à cette intolérance dès que je prône une ouverture musicale. On me dit que ces artistes ne sont pas des musiciens, que ce qu’ils font n’est pas de l’art. Lorsque j’ai sorti il y a cinq ans une chanson dans cette veine (Mahsoub) j’ai été énormément critiquée, certains ne comprenant pas que « Dorsaf la classiciste » puisse chanter en dialectal. Je me suis défendue en leur rappelant ce qu’avait fait Fayrouz en son temps, avec des chansons à texte très engagées.

Quels sont vos coups de coeur actuels ?

Yasmine Hamdan, Mashrou’ Leïla, et Amel Mathlouthi, que j’ai découvert très tôt, avant la révolution, à l’époque où nous nous refilions ses disques sous le manteau et où elle jouait dans les cafés. J’aime les chanteurs un peu iconoclastes, qui font des choses différentes, comme l’artiste de rap Kafon, notre Joey Starr à nous ! J’aime beaucoup également les voix de la chanson française actuelle : ce que dégage la voix est plus important pour moi que le projet ou la chanson en elle-même. Sans oublier Hiba Tawaji, une chanteuse libanaise que j’ai aperçu dans la saison 4 de « The Voice » sur TF1, mais ça je ne sais pas si je devrais le dire !

Propos recueillis par Coline Houssais.

Dorsaf Hamdani est en concert vendredi 6 février à l’Alhambra. Réservations ici

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Cette entrée a été publiée le 3 février 2015 par dans Interview, Magazine, et est taguée , , , , , .