Etudiante à la Sorbonne à Abu Dhabi, Farah Chamma a passé l’année en échange dans les amphithéâtres de la maison-mère, à quelques encablures de la Seine. Alors que les examens se sont terminés, sonne l’heure du bilan pour la jeune poète palestinienne encore un peu secouée par un séjour riche en émotions.
Née et grandi à Dubaï de parents palestiniens, tu ne connaissais la France qu’à travers sa culture et sa langue, que tu as étudiées à l’université. Comment s’est passé cette rencontre avec Paris ?
En arrivant à la Sorbonne à la rentrée je m’attendais à retrouver l’environnement familier de l’antenne d’Abu Dhabi mais j’ai découvert une manière d’enseigner très différente. Dans les amphithéâtres je me suis sentie toute petite, étudiante anonyme parmi des milliers d’autres. Le manque d’interaction, l’autonomie forcée, et la course aux notes m’ont vidée de toute énergie et de toute vitalité. J’ai ressenti un grand fossé entre les générations : nous les jeunes aimons faire plusieurs choses en même temps, nous voulons parler et non juste écouter. Moi qui m’étais toujours considérée comme un rat de bibliothèque et qui voulais devenir professeur, j’ai rapidement déchanté devant ces listes de lecture à potasser !
Alors j’ai commencé à fréquenter les ateliers d’écriture de la librairie anglophone Shakespeare & Co ainsi que les soirées « Spoken Word » du Chat Noir. Et puis il y a eu les voyages : un visa Schengen pour quelqu’un qui n’a qu’un document de voyage syrien, c’est une occasion de découvrir le monde, à commencer par la France, l’Europe, et même le Moyen-Orient !
Tu sembles entretenir un rapport particulier à Paris, fait d’amour et de répulsion…
Contrairement à d’autres je n’ai jamais eu de « European Dream », et ne suis donc pas arrivée pleine d’illusions. Le rapport à la rue est très différent entre ici et Dubaï : aux Emirats il y a moins de vie culturelle et pas de vie piétonne, tu prends ta voiture pour aller de A à B et c’est tout. Tu ne déambules pas, tu ne tombes pas sur quelque chose par hasard. Alors qu’ici l’aventure est à chaque coin de rue, c’est un enchantement. Par conséquent nous sommes plus exposés et donc plus vulnérables à la misère du monde, qu’ils s’agisse des SDF ou des ONG qui sollicitent des dons. J’ai aussi été choquée par la démographie très marquée de chaque quartier, qui peut varier sur la même ligne de métro d’une station à une autre. Dès mon arrivée, je me suis ainsi dit que je ne pourrais jamais vivre ici. La ville ne m’a pas parlé : j’ai senti que c’était transitoire.
Tes poèmes filmés et diffusés sur Youtube ont un public large et fidèle réparti aux quatre coins du monde. A Paris pourtant, il a fallu recommencer à zéro, ou presque.
Internet m’a aidé ! L’association marocaine Autre Maroc m’a contacté dès mon arrivée pour me proposer de me produire devant un public arabophone. Nous avons fait quelques événements ensemble où j’ai rencontré des gens plein d’énergies et de projets. Puis une chose menant à une autre, j’ai fait la connaissance de la dame qui tient l’espace Maymana à Saint-Ouen, où je me suis produite régulièrement.
Ce que j’écris et que je déclame me donne le sentiment d’être utile dans cette métropole. Il y a cependant tellement de choses qui se passent à Paris que je me demande pourquoi ne pas aller ailleurs, rentrer et contribuer à l’émergence d’une scène poétique chez moi. On a souvent cette idée d’étudier à l’étranger et de rentrer au pays. Mais pour moi, de quel pays s’agit-il ?
Quel impact a eu ce séjour parisien sur tes poèmes ?
Paradoxalement, j’ai appris à être silencieuse à Paris. C’est l’effet salutaire de la grande ville ou tu te sens plus petite –comme dans les amphis- : face à un public soudé, je ne suis que l’expression de ce qu’entend ce dernier. Alors que j’avais l’habitude d’enchaîner les poèmes sans m’arrêter j’ai pris conscience du poids des mots et du nécessaire rythme qu’apportent la musique et le silence. J’ai rencontré deux musiciens, Salam au oud et Yassin au nay, et nous formons désormais un trio musico-poétique.
Mes poèmes a changé aussi ; ils sont plus abstraits, moins autocentrés et suggèrent plus qu’ils ne montrent. Mon rapport particulier à la langue arabe perdure : l’arabe, c’est la langue du sentiment. Le public le sent, et me redemande souvent des poèmes en arabe, même si il ne comprend pas toujours la langue.
La mélodie de l’arabe classique se prête particulièrement bien à la déclamation. Elle est pourtant boudée au profit de l’arabe dialectal ou de l’anglais.
Le slammaster qui m’a invité à me produire en Allemagne –oui, là-bas c’est une profession que d’organiser des événements de slam, le rêve !- m’a confié que j’étais la première poète arabophone qu’il invitait en 20 ans de carrière, le seul autre poète arabe qui s’était produit chez lui parlant anglais. Il y a à la fois un manque de filles et une absence d’arabe classique dans le milieu du spoken word. Les quelques poètes palestiniennes (Hind Shoufani, Suheir Hammad) s’expriment en anglais. Au Liban où la scène rap est très développée les hommes dominent et font la part belle au dialecte libanais et palestinien.
Certains parlent de créer un réseau de slameurs arabophones, du Maroc à la Palestine, car l’usage de la langue pose encore problème. Où est l’arabe en effet ? Souvent nous ne sommes pas à l’aise lorsque nous écrivons en arabe ; nous ne communiquons pas. J’écris beaucoup sur cette confusion et cette difficulté: si je n’arrive pas à exprimer quelque chose en arabe, je le dis. Je ne considère pas qu’il s’agisse de mon devoir d’écrire en arabe ; en revanche je veux que cette langue soit considérée au même niveau que les autres, dans la création artistique et culturelle de nos pays.
Lors du festival Pèlerinage en décalage le 15 juin dernier tu t’es produite pour la première fois devant un public en partie israélien. Comment as-tu appréhendé l’événement lorsque les organisatrices t’ont invité ?
J’ai immédiatement accepté l’invitation au festival, tout en étant bouleversée par l’impact émotionnel personnel et collectif d’une telle décision. Avant cette date, je n’avais rencontré que deux Israéliens dans ma vie –dont une voisine de foyer qui me ressemble beaucoup par ailleurs !-. Je me posais également des questions sur la manière dont la communauté palestinienne allait percevoir ma participation à ce festival. En effet, j’ai reçu beaucoup d’accusations de « normalisation » (تطبيع) de personnes qui n’ont même pas cherché à connaître le contenu de mon intervention. Nous, les Palestiniens écrivons tellement de choses sur la Palestine, nous sommes obsédés par l’occupation israélienne mais ne nous exprimons jamais devant ceux que nous considérons responsables de notre malheur ! A quoi sert-il de se parler devant un miroir ?
Quels souvenirs gardes-tu de cet événement ?
J’ai écrit aux critiques depuis le festival, en leur disant qu’il était trop facile de blâmer les autres derrière son ordinateur sans savoir ce qu’il se passait sur place. Quand tu rencontres des Israéliens qui reconnaissent l’injustice dont nous sommes victimes et qui luttent contre, qui font l’effort d’apprendre l’arabe, qui ne parlent pas à leurs parents quand ces derniers sont sionistes, qui ont des problèmes avec leur gouvernement, comment ne pas leur parler, les ignorer ?
Ma performance a été un moment très fort. J’avais écrit pour l’occasion mon plus long poème à ce jour, « Le Mur », qui mettait en scène différents personnages aux opinions contraires, en français, anglais et arabe. Beaucoup de gens ont pleuré dans le public, et j’ai fini par éclater en sanglots. L’expérience a été transcendante, je parlais sans être là, bercée sur scène par le oud et le nay. Si c’était à refaire, je n’hésiterai pas car j’ai senti que j’avais réussi à toucher certaines personnes. On ne va pas changer le monde avec un petit événement comme ce festival, ni mettre fin à l’occupation, mais c’est un effort sincère que je suis fière de faire à mon échelle.
La Palestine reste donc une de tes inspirations principales ?
Mon but est de transformer le moche en plus beau, c’est ma manière de ne pas craquer. Et puis j’ai besoin d’être bouleversée pour créer. Après, il est normal qu’un sujet aussi douloureux soulève des critiques. Ces accusations de normalisation m’affectent mais je devais le faire, car je me sens parfois très loin de ce qui se passe là-bas, moi qui n’ai jamais pu mettre les pieds dans mon pays d’origine. Je ne suis pas cependant née avec la question de Palestine, je refuse l’acquis. Je refuse de m’identifier à quelque chose juste parce que je suis née comme cela. Au contraire, je m’approche de la question, je deviens Palestinienne parce que je choisi de l’être.
J’aimerais tout vivre comme cela, avec ce sentiment très fort de libre-arbitre, même si j’aime me laisser porter par le hasard, en suivant le fil rouge de mes idées et de mes intentions. C’est un anti-rationalisme que j’ai développé en réaction à la faculté ! Après l’été que je vais passer à voyager en Europe, j’ai envie de rentrer à Dubaï et de me consacrer entièrement à la poésie, entre événements hebdomadaires, ateliers, et qui sait une publication. Pas d’idée pour la suite, mais j’ai besoin de digérer cette année particulière qui va définitivement me marquer !
AGENDA : Ne ratez pas les dernières performances de Farah Chamma avant son départ de Paris samedi 27 à Etampes (91) et dimanche 28 juin 2015 au Foyer International des Etudiantes (Ve).
Crédits photos : Samar Media // Victor Cavasino. Crédits photo de couverture : Victor Cavasino. Propos recueillis par Coline Houssais.