EXPOSITION. DU 24 JUIN AU 28 SEPTEMBRE 2015 DE 11H A 21H. CENTRE POMPIDOU (IVe). 11/14 € (forfait).
Mona Hatoum – Je ne crois pas qu’il faille penser à mon travail en ces termes. Je trouve dommage que les gens approchent mon travail dans l’idée de le connecter à mes origines. Cela limite leur lecture et élude les subtilités formelles et l’expérience complète que peuvent offrir mes œuvres. Mon travail utilise la géométrie, l’abstraction et le langage formel de l’art. Les grandes installations que j’ai créées depuis le début des années 1990 font référence à l’architecture, aux structures du pouvoir et du contrôle que j’ai observées en Occident. Mes racines sont au Moyen-Orient. Toute ma scolarité s’est déroulée à Beyrouth, ville cosmopolite où j’ai étudié dans une école française avant de terminer mes études dans une école italienne, pour ensuite rejoindre une université américaine. Bien avant de quitter le Liban, j’étais donc déjà exposée à des influences très diverses et éclectiques. C’est une situation typique de la condition postcoloniale dans les régions arabes et nord-africaines, où la conjonction de multiples influences culturelles nourrit la psyché de sa complexité, de sa richesse. J’ai désormais passé les deux tiers de ma vie en Angleterre, et, depuis plus récemment, je partage mon temps entre Londres et Berlin. J’ai donc vécu une expérience culturelle hybride, une existence plurielle, et je pense que cela se reflète clairement dans la diversité formelle et les approches multiples qui se font jour dans mon travail.
CVA – Qu’entendez-vous par la référence aux « structures du pouvoir occidentales » ?
MH – La surveillance permanente exercée sur la société est une des premières choses qui m’a frappée lorsque je suis arrivée en Angleterre. À la fin des années 1970, mon engagement auprès de groupes féministes m’a conduite à examiner les relations de pouvoir qui existaient, d’abord à travers le prisme du fossé entre les genres, puis à travers celui des relations entre les races. J’ai également observé que l’institution bureaucratique dont je faisais partie à l’époque (University College London) était un microcosme de pouvoirs coloniaux. Cette observation m’a poussée à analyser la relation entre l’Occident et le tiers-monde. À l’époque, je lisais Foucault et Bataille et me suis intéressée de près aux concepts de Panopticon et de surveillance, ainsi qu’à d’autres mécanismes de contrôle étatique.
CVA – Tout votre travail engage le spectateur dans une relation complexe, différente néanmoins dans les performances, les sculptures et dans les œuvres d’installation. Comment avez-vous fait évoluer cet engagement ?
MH – J’aime entraîner les gens vers une approche visuelle et physique, de sorte que les associations ou les interprétations jaillissent de cette première rencontre physique avec l’œuvre. Dans mes performances, j’avais une relation directe avec le public, mais lorsque j’ai commencé à créer des installations, j’ai souhaité que le corps du spectateur supplante mon propre corps. Au sein des grandes installations, qui peuvent être assez imposantes en surface, le spectateur fait peu à peu corps avec l’espace et les éléments formels de l’œuvre, afin d’expérimenter un sentiment d’instabilité ou de menace par exemple. Concernant les sculptures et en particulier lorsqu’elles prennent la forme d’objets domestiques et de mobilier le spectateur peut projeter son propre corps sur une œuvre et s’imaginer en train d’en user. Le fait que ces œuvres aient été transformées en objets inutilisables et menaçants nous pousse à remettre en cause la sécurité du monde dans lequel nous vivons.
CVA – Comment sont présentées les performances dans l’exposition ?
MH – Une sélection de performances dix au total est présentée, documentée à travers des photographies, carnets de croquis et textes descriptifs. Quatre vidéo-documentations de performances sont également montrées dans l’exposition, représentant, avec les travaux-vidéos, la majorité de ce que j’ai réalisé tout au long des années 1980. Le tout est dispersé dans l’exposition, offrant ainsi une perspective et une expérience de visite différentes, à côté d’installations plus formelles, expérientielles, et de sculptures.
CVA – Vous avez réalisé plusieurs vidéos, non liées aux performances. Celles-ci correspondent-elles à une certaine période de votre carrière ? À certaines recherches spécifiques ?
MH – Dans les années 1980, aux côtés de mon travail de performances qui incluait souvent un élément de vidéo live, j’ai produit plusieurs vidéos qui étaient une extension de ce que je faisais à l’époque, basé sur la temporalité et la narration. La première de ces vidéos, So much I want to say, consistait en une performance avec une transmission satellite à balayage lent (slowscan), réalisée entre Vancouver et Vienne en 1983. J’ai également utilisé des séquences filmées en Super 8 pendant la performance Under Siege (1982), pour introduire un chaos dans la seconde partie de l’œuvre Changing Parts (1984). En outre, j’ai totalement reconfiguré certains éléments issus d’un extrait d’une performance complexe, intitulée Mind the Gap (1986), pour créer en 1988 la vidéo Measures of Distance. Depuis, j’ai produit des installations-vidéos qui traitent du problème de la surveillance, telle que Corps étranger (NDLR : une œuvre produite en 1994 pour le Centre Pompidou et entrée dans sa collection la même année), ainsi qu’une série d’installations pour laquelle j’ai projeté sur l’espace d’exposition des sons et des images live captés dans la rue, en utilisant une caméra de surveillance.
CVA – L’exposition propose un certain nombre d’installations impressionnantes et minimalistes par leurs matériaux, leur relation à l’espace et au spectateur. Que représentent ces installations dans l’ensemble de votre travail ? Comment les situez-vous dans le mouvement minimaliste ?
MH – Dans les grandes installations, j’ai eu recours à des grilles, à la géométrie du cube, ainsi qu’à la sérialité et à la répétition, comme autant de dispositifs formels minimalistes. Mais quand le cube se transforme en une cage et que la grille devient une barrière, ils cessent d’être abstraits : ils font référence au confinement, au contrôle, et, finalement, à l’architecture de la prison. Certaines de ces installations, telle Light Sentence (1992), sont performatives et utilisent la lumière, les ombres et le mouvement afin de déstabiliser l’espace. D’autres, telle Map (clear) (2015), intègrent un matériau instable – les billes de verre – afin de transformer le sol sous nos pieds en une surface trompeuse. Ce travail n’est donc minimaliste qu’à un niveau formel et esthétique. Il n’est pas autoréférentiel, mais il est ouvert à l’interprétation et fait souvent référence à l’instabilité et aux conflits présents dans le monde que nous habitons.
CVA – Vous réalisez également des objets qui semblent davantage relever du surréalisme et laissent filtrer une touche d’humour. Est-ce une intention délibérée de votre part ?
MH – L’humour a toujours joué un rôle important dans mon travail. Je l’ai souvent associé à une touche de surréalisme afin de contredire ou de dégonfler certains thèmes sérieux évoqués dans mes premiers travaux. Comme avecRoadworks, une performance de 1985 dans laquelle je marchais pieds nus dans les rues de Brixton, en traînant derrière moi de lourdes bottes de policier, ou bien dans le tableau intitulé Over my dead body (1988), où le symbole de masculinité était réduit à un jouet représentant un petit soldat. L’humour est aussi évident dans les sculptures telles que Jardin Public (1993), Untitled (wheelchair) (1998-99), T42 (gold) (1999). On le retrouve également dans les séries de sculptures où j’agrandis, dans des proportions surréalistes, des ustensiles de cuisine inoffensifs, et les transforme en paravents ou en lits menaçants. Je suis intéressée par le surréalisme car je le conçois comme une visualisation des contradictions et des complexités qui nous habitent, et une manière de faire de l’art à partir de la réalité intime plutôt qu’à partir de notre esprit logique. Le concept de l’étrange, ou celui de la chose familière qui devient inquiétante voire menaçante parce qu’elle est associée à un certain traumatisme, a souvent figuré d’une manière ou d’une autre tout au long de mon travail.
CVA – Quels sont les artistes modernes ou contemporains dont vous vous sentez le plus proche ?